Évolution de la logique chinoise

De Gongsunlongzi
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Revue philosophique de la France et de l’étranger. Études de Logique comparée : Tome LXXXIII, 1917, pp. 453-46

I. Époque préclassique (XXII es.-VIII es. av. J.-C.).

Les témoignages les plus anciens qui puissent être recueillis sur l’attitude logique de la pensée chinoise primitive se doivent chercher, en ce qui concerne la logique virtuelle, dans la structure de la langue et, en ce qui touche la logique métaphysique, dans certains textes du Chou King. Quoique ses aspects extérieurs, tels que la prononciation ou la graphie, aient varié, la langue chinoise s’est, d’une façon générale, maintenue très semblable à elle-même depuis les temps les plus reculés auxquels nous ayons accès, jusqu’à nos jours. Or à toutes les époques un caractère saillant s’y manifeste, surtout dans la langue écrite, en contraste avec la plupart des idiomes indo-européens : une différenciation minima des catégories grammaticales. En l’absence de cas, de flexions, de temps, de modes, en raison aussi de l’usage peu étendu des prépositions, adverbes et conjonctions, presque aucun signe extérieur ne révèle le rôle joué par le mot dans la phrase. Non seulement un sujet, un verbe, un prédicat ne diffèrent pas d’aspect, mais un mot n’est en lui-même ni substantif, ni adjectif, ni verbe, étant susceptible de devenir tout cela selon la position qu’il occupe. Aussi cette position laisse-t-elle moins d’occasion à l’arbitraire qu’il ne s’en remarque dans telle ou telle des langues européennes. D’où une certaine prédilection pour les effets de symétrie, sans lesquels la lecture d’un texte, toujours exempt de ponctuation, deviendrait non seulement ardue aux étrangers, mais ambiguë aux indigènes eux-mêmes. La détermination de l’intelligibilité par la seule situation de la partie dans le tout, chaque fonction syntactique ayant sa place nécessaire, mais l’élément n’étant jamais affecté dans sa constitution même par la place qu’il occupe : tel parait être le résidu logique de l’analyse grammaticale chinoise. Ce postulat pour ainsi dire atomistique, ne comportant guère l’expression de rapports autres que ceux de juxtaposition, explique à la fois les aptitudes de la langue à la concision sèche, mais précise, et sa faculté de suggérer des relations d’autant plus nuancées qu’elles ne se coulent pas dans des moules artificiels, consacrés par l’usage ; il explique aussi dans une certaine mesure un goût très vif pour les allusions littéraires, trouvailles de style qui ont enrichi le vocabulaire en traduisant des idées ou des sentiments dont toute autre expression serait pénible ou inadéquate, faute de tour de phrase mettant à la portée d’un écrivain sans talent l’énonciation d’une relation qui présente quelque subtilité. D’implicites tendances logiques transparaissent, de même, dans la conformation des caractères d’écriture. L’élément idéographique, qui en eux est fondamental, équivaut à présenter la chose même en une image simplifiée et stylisée. Entre le mot primitif, de nature phonétique, et le mot écrit, d’origine secondaire, mais gravé dans les esprits par un souvenir précis, à la fois visuel et moteur, s’établit une fusion qui tend à masquer le nom de la chose sous le caractère qui la désigne. Ce caractère étant la chose même, schématiquement reproduite, l’esprit chinois se persuade qu’il y a équivalence complète entre le mot et la réalité ; une certaine inclination, dont nous constaterons maints exemples, vers un positivisme réaliste, croit y trouver son compte. Cette persuasion se manifeste encore pour les caractères plus complexes, quoiqu’un élément phonétique s’y adjoigne au facteur idéographique. D’ailleurs à l’intérieur des caractères comme à l’intérieur de la phrase, la composition s’opère par une simple juxtaposition, qui laisse à la pensée la tâche de concevoir un rapport déterminé entre les caractères entrant dans la constitution d’un caractère plus complexe. A l’exception de celle d’entre elles qui indique seulement la prononciation, les images associées additionnent leur sens : la combinaison de « bouche » et de « divination » donne : « interroger les sorts ». L’interprétation d’un dessin destiné à exprimer une idée abstraite comporte évidemment plus de latitude : la représentation schématique d’une femme à l’intérieur d’une maison signifie « tranquillité », — l’époux n’étant rassuré que si l’épouse demeure enfermée au gynécée, — mais ce dessin eût pu signifier tout le contraire, la sagesse populaire se montrant volontiers humoristique. Ces exemples suffisent à prouver, chez les hommes qui usent d’un semblable système d’écriture, un goût prononcé pour le concret. Ce goût se manifeste nettement, dans l’ordre de la spéculation, dès les plus anciens textes du Chou King 1 , qui passent pour refléter la mentalité d’une époque intermédiaire entre le premier et second millénaires antérieurs à notre ère. Déjà se fait jour une notion caractéristique de l’intelligibilité, conçue comme une adaptation réciproque entre la nature et l’homme. Des règles sont prescrites par un souverain, et la manière dont se comportent hommes et choses en dépend. L’ordre entre les êtres est subordonné aux ordres qu’il édicte ; les lois de la nature tirent leur source de lois politiques. Mais cet ordre, ces lois sont, ou ne sont pas conformes à une manière d’agir qui définit l’activité du ciel. D’ailleurs la voie (tao) du ciel s’exprime par un décret (ming), tout comme la volonté d’un monarque. L’investiture du souverain résulte du mandat, (même mot ming) que lui confère le ciel. L’entre-croisement de ces métaphores politico-naturalisLes, que consacrera la totalité des productions de la civilisation chinoise, s’imposa dès l’origine avec une précision si rigoureuse et d’une façon si incontestée, qu’il a constitué le fondement d’un véritable système logique inhérent à la mentalité de tout un peuple. Le pouvoir tant législatif qu’exécutif réside en fait dans le souverain, en droit dans le ciel. L’injustice d’un roi plonge dans l’anarchie le monde entier, nature et humanité, mais non pas le ciel, qui s’en montre courroucé. Le bon gouvernement, au contraire, soumet l’univers aux volontés du ciel : le fait et le droit coïncidant, un laisser faire général suffit à partout instaurer le bonheur, car l’action parfaite étant celle non pas d’êtres particuliers, mais du ciel, l’inaction apparente des êtres qui se bornent à suivre la voie céleste, équivaut à l’action suprême. La vertu du prince s’impose alors à l’imitation du monde, pacifié par l’observance des rites et littéralement harmonisé par la toute-puissante influence de la « musique », où s’expriment les dispositions morales et religieuses de la dynastie.

La nécessité des lois dans lesquelles se traduit l’ordre à la fois social et cosmique se présente comme hypothétique au point de vue du fait, comme catégorique au point de vue du droit. Tout, dans le monde sensible, peut se produire autrement qu ‘ il n’arrive, car tout dépend de la conduite du maître. Les règles que ce dernier institue résultent en effet d’un plan agencé, délibéré par son esprit (mou, combinaison, projet, conseil ; Cf. Yu mou, I, 3 ; Kao yao mou, I, 4) ; il les formule en une proclamation (kao ; Cf. T’ang kao, III, 3), et les prescriptions édictées fournissent un canon, un modèle (fan ; Cf. Houng fan, IV, 4) auquel il est enjoint de se conformer. Mais d’autre part la voie du Ciel se réalise en des relations d’une nécessité aussi impérative à l’égard de la pratique, bien que leur violation soit toujours possible, qu’évidente aux yeux de la raison, quoique leur vérité risque toujours d’être méconnue. Telles les énumérations, — prétendues exhaustives, 1° des cinq éléments ; 2° des cinq actes humains ; 3° des huit parties de l’administration ; 4° des cinq régulateurs du temps ; 5° des qualités et vertus requises chez le maître de l’empire ; 6° des moyens de divination en matière de choses douteuses ; 7° des conséquences heureuses ou malheureuses qu’entraîne pour le monde la conduite de l’empereur ; — énumérations dans lesquelles consiste la Grande Règle (Houng fan). Ce texte, le premier en date de la philosophie chinoise, paraît devoir être considéré comme le développement de germes déjà renfermés dans les toutes primitives Règles de Yao (Yao tien) et de Chouen (Chouen tien, I, 2), consacrées la première à la réglementation des affaires humaines selon les lois astronomiques, la seconde à l’établissement des rites et des châtiments destinés à régir l’humanité : deux tâches étroitement solidaires, également essentielles à la fonction impériale. Le Cheu king 1 , Livre des Odes, confirme par maints exemples, eux aussi d’une très haute antiquité, les tendances logiques déjà dénoncées dans la plus ancienne pensée chinoise. La partie capitale de chaque poème, et souvent le poème entier, consiste en une scène prise sur le vif, en un spectacle de la nature : à l’esprit de l’auditeur incombe le soin de pénétrer, par voie de comparaison, idée morale ou politique sous-entendue ou brièvement énoncée, en tout cas suggérée. On commettrait une complète méprise en imputant la précision menue et subtile des notations descriptives à quelque alexandrinisme ou byzantinisme raffiné : cette poésie devait être celle de la civilisation où elle apparut. Le postulat de la légitimité d’une conclusion de la nature à l’homme s’y retrouve comme thème fondamental de son inspiration ; la quasi-impuissance à exprimer verbalement des rapports de quelque complexité, mais l’aptitude à susciter l’idée de ces relations par l’aspect pittoresque du trait, s’y révèlent comme l’essence même de sa technique. On reconnaît là les procédés mis en œuvre dans l’institution de l’écriture : de même que les caractères rendent l’abstraction par un dessin concret pris pour symbole, les Odes indiquent cette idée par la présentation d’une image accompagnée de mélodie ; l’intelligence procède, dans les deux cas, de façon dérivée, par emprunt (tsie). En recourant à ce mode d’expression, si naturel à l’esprit chinois, les politiques, les moralistes auteurs de ces poèmes n’ont pas plus cherché à cultiver la musique, le chant ou la prosodie que les inventeurs de l’écriture n’ont songé à faire œuvre de dessinateurs réalistes ou symbolistes en fixant la forme des caractères. Quoique les Chinois fussent hors d’état de s’expliquer à quelle nécessité intime donnait satisfaction leur poésie, puisque, aussi bien, une explication n’en saurait être fournie qu’au point de vue de la logique comparée, l’auteur de la Grande Préface du Cheu king, Confucius ou Tseu hia, sut mettre en pleine lumière le propre de cette poésie. Elle naît, dit-il, de l’effort pour exprimer la pensée en mots, « quand les mots sont insuffisants » : ce que la spéculation n’a pu formuler, une description métaphorique l’évoque à l’esprit, et ce dernier est guidé dans ‘interprétation humaine d’une scène de la nature par le chant et la danse qui s’exécutent pendant la récitation des odes. Ainsi deviennent accessibles au plus humble des administrés, dans l’éclat des cérémonies rituelles, les intentions des rois ou des princes, grâce à ce langage imagé, théâtral, mais non moins profond et direct, que constitue l’association du mètre et du rythme. Les deux livres canoniques (king) dont nous venons de traiter, rédigés à l’époque de Tcheou (1122-255), manifestent une inspiration qui, en grande partie, remonte plus haut. Un autre king, le livre des Mutations, Yi king, certainement composé au cours de , cette dynastie, paraît dater de ses débuts, et de fait est attribué à son fondateur le roi Wen. Cet ouvrage présente une importance capitale pour l’histoire des idées logiques, car il offrait une méthode plus encore qu’une doctrine et il s’est trouvé à ce titre le point de départ d’une immense série de spéculations. Une compréhension objective du Yi king ne saurait être obtenue tant que n’auront pas été passés au crible par l’historien les documents auxquels nous venons de faire allusion. Pourtant, quoique le livre reste énigmatique, l’usage qui en a été fait depuis environ trois millénaires autorise quelques inférences sur sa signification. S’il fut utilisé comme manuel de divination, c’est qu’il passe pour fournir une clef des événements dont le monde est le théâtre. Si sa connaissance importe au succès des actions humaines, c’est qu’il admet une corrélation entre ces dernières et les phénomènes de l’univers. Par un mécanisme compliqué où interviennent à la fois un lancement de baguettes d’achillée, une combinaison de schémas géométriques et l’interprétation de phrases sibyllines, il montre en effet que tels événements doivent aboutir à un résultat heureux ou néfaste. Si obscur que reste pour nous ce mécanisme, ce que nous en devinons suffit à déceler une méthode de pensée. Elle consiste à fonder le passage d’un terme à un autre terme par une transmutation (Yi) dont la raison se trouve dans un jeu de formules mathématiques. Ces formules se symbolisent par un système de diagrammes (koua) résultant de la disposition 3 par 3 de lignes parallèles ayant même longueur, mais soit entières, soit segmentés en deux tronçons égaux. Le même et l’autre interfèrent ainsi selon un agencement qui, étant donné, pour chaque cas particulier, un couple de semblables triades, comporte 64 hexagrammes distincts. Si mêlées d’éléments qualitatifs que soient les opérations de combinaison ou de substitution pratiquées sur ces schémas géométriques, un certain élément de calcul s’y révèle, et par suite une certaine rigueur logique, d’autant plus remarquable que les opérations en question sont censées valoir pour la réalité objective comme pour l’esprit. Les appendices 5, 6 et 3 (hi ts’e, chouo koua) affirment que les éléments d’un trigramme représentent les trois« pouvoirs », le Ciel, la Terre et l’Homme ; alors même que cette interprétation ne s’imposerait pas de façon incontestable, on ne peut guère douter que l’ouvrage procède des sources mêmes de l’esprit chinois en attestant le désir d’accorder l’homme avec la nature ; car tel est le but d’une divination qui décide sur la possibilité de réalisation des intentions humaines. Le moyen employé frappe par son originalité : il suppose une sorte de traduction des phénomènes naturels en langage mathématique, au moyen de symboles graphiques maniables, ébauches, pour parler comme Leibniz, d’une « caractéristique universelle ». Ainsi se constitue un dictionnaire permettant de lire à livre ouvert dans la nature, mise à la portée de l’homme à la fois comme intelligence et comme volonté agissante. La principale distinction qualitative qui empêche cette intuition mécaniste de s’absorber dans des spéculations de pure quantité, se trouve dans une très ancienne croyance dualiste qui parcourt toute la pensée chinoise. A un principe de virilité, de chaleur et de lumière, le yang, s’oppose un principe de ténèbres et de passivité, le yin. Les lignes brisées des diagrammes représentent le yin, les lignes pleines le yang. Les nombres pairs sont yin, les impairs yang. Tout ce qui affaiblit l’un de ces facteurs renforce l’autre : symétriques et corrélatifs, ils constituent les deux pôles de toute existence. La notion de leur alternance habitue l’esprit à l’idée d’un processus dynamique conçu comme un progrès continu dans un certain sens jusqu’à un point extrême, suivi d’une décadence parallèle et inverse : telles la croissance du yang et la diminution du yin, dans l’intervalle entre le solstice d’hiver et celui d’été. Un grand luxe d’ingéniosité fut prodigué pour tirer de ces principes toute l’efficacité explicative qu’ils comportaient, surtout une fois associés aux combinaisons de diagrammes ou de chiffres. D’où la confection de tableaux prétendant exprimer la contexture de l’univers et pour ces motifs pris à la fois comme amulettes de bon augure et comme résumés de l’omniscience. Depuis la légendaire apparition des 8 diagrammes primitifs sur le dos d’un cheval-dragon, depuis aussi la révélation des rapports numériques sur l’écaille d’une tortue miraculeuse 1 , les schémas de ce genre, entourés d’un superstitieux prestige, ont passé pour le raccourci de la méthode.


Induction de la nature à l’homme et induction inverse de l’homme à la nature ; approfondissement de cette double idée par l’élaboration d’une technique divinatoire dont la réussite attesterait que les rapports quantitatifs valent pour la nature comme pour nos esprits ; découverte de la raison du changement dans l’opposition des deux facteurs qui nous constituent comme ils constituent le monde ; telles sont les idées logiques dont a été possédée la pensée chinoise dès les premiers âges de son histoire, à une époque où ni la Grèce, ni l’Inde n’avaient encore manifesté d’aptitude à la réflexion abstraite.

II. Époque classique (VII e-III es. av. J.-C.).

La période suivante développe et fixe ces idées sous une forme qui sera jugée définitive : nous pouvons l’appeler époque classique parce que c’est celle où furent rédigés les classiques, dont l’inspiration toutefois remonte à l’époque antérieure. Ces ouvrages sans doute n’ont été considérés comme classiques que beaucoup plus tard, grâce à la prédominance d’une certaine école et pour des raisons qu’il appartient à l’historien de déterminer. Mais la plupart d’entre eux, notamment les cinq king 1 et les quatre chou 2 , étaient pour ainsi dire classiques dès le moment de leur rédaction parce qu ‘ ils ne faisaient que condenser soit une tradition vivante déjà ancienne, soit des textes datant de plusieurs siècles : Aussi peut-on y puiser des documents sur les premiers âges de la culture chinoise, quoique la constitution des œuvres mêmes ne paraisse pas antérieure au VII e siècle, ou soit postérieure. Rien de plus significatif à cet égard que le trait propre de la mission que se donna Confucius (551-479) ; et ce n’est point par hasard que ses travaux devinrent classiques entre tous. Ce philosophe se défend toujours d’innover en quoi que ce soit. Il recueille des enseignements de l’antiquité ; il coordonne avec un zèle pieux les traditions émanant de la sagesse des empereurs plus ou moins mythiques, devenus l’incarnation toujours vivante de l’idéal chinois ; il expurge les documents pour ne transmettre que les matériaux susceptibles de corroborer sa conception morale ; mais il lui répugnerait d’exprimer des idées qu’il découvrirait par sa réflexion propre. Insoucieux de chercher dans la raison un critère de vérité, il se contente de vénérer dans un Yao, un Chouen ou un duc de Tcheou les patrons éternels de toute vertu. Sa personnalité, partout présente ainsi dans les classiques, même antérieurs à lui, se dérobe cependant dès qu’on cherche à la saisir et à déterminer ce qui est ou n’est pas son œuvre ; aussi nous trouverions-nous réduits à des conjectures sur son attitude intellectuelle si le Louen yu ne nous apportait sur lui la même sorte d’informations que les Mémorables de Xénophon fournissent sur Socrate. Mais nous n’avons à poser ici ni la question des sources qui permettent de restituer la figure du maître, ni à exposer sa doctrine : il suffit que nous notions sa contribution à l’histoire des idées logiques. Du Chou king et du Cheu king, Confucius retient la conviction que l’homme doit vivre conformément à la nature ; il prend à la lettre les textes qui nous assignent pour loi le « décret du ciel ». Mais l’originalité de son attitude consiste en ce que d’une part il croit indispensable de connaître la société humaine pour vivre bien ; et qu’il estime pourtant d’autre part que le décret du Ciel réside en chacun de nous a priori. Loin d’opposer, comme le XVIII e siècle français, qui cependant, dans une certaine mesure, s’est réclamé de sa doctrine, nature et civilisation, il ne doute pas que plus l’homme, par l’observation des rites, se soumet à la hiérarchie sociale, puis il réalise la nature humaine. De là un conformisme dont on a méconnu le véritable caractère, lorsqu’on a seulement considéré le positivisme social qu’il implique, sans apercevoir la théorie philosophique dont il constitue le doublet. La hiérarchie, en effet, que nous devons respecter, est beaucoup moins celle que nous constatons et qui se trouve le plus souvent imparfaite, que celle qui repose en droit sur les rapports sociaux dont la règle a été inscrite en nous par le ciel. La tâche essentielle consiste donc à laisser resplendir dans tout leur éclat les principes innés, de façon à les laisser passer de la puissance à l’acte, et afin que l’homme réalise ainsi son essence. Cette tâche étant d’ordre intellectuel, c’est de toute nécessité par un raisonnement qu’elle s’explicite devant l’esprit. De fait, l’école confucéenne, sans doute à l’exemple du maître, recourt, pour l’exprimer, à un argument qui énonce la série des moyens sans lesquels le but ne saurait être atteint. Le même type de raisonnement intervient chaque fois qu’une démonstration se trouve ébauchée 1 Si l’on n . ‘ en relève qu’un dans tout le Louen yu, ouvrage anecdotique ou aphoristique, mais non dialectique 2 , par contre le Tchoung young en présente plusieurs3

le Ta hio 4

se compose presque exclusivement de trois semblables arguments, et Mencius en offre maints exemples1

Traduisons .

littéralement le second des trois arguments du Ta hio, pour montrer un cas concret. « Les anciens (rois) qui voulaient faire briller les brillantes vertus dans l’univers, auparavant gouvernaient leur (propre pays). Voulant gouverner leur pays, auparavant ils faisaient régner l’ordre dans leur maison. Voulant faire régner l’ordre dans leur maison, auparavant ils se cultivaient eux-mêmes. Voulant se cultiver eux-mêmes, auparavant ils corrigeaient leur cœur. Voulant corriger leur cœur, auparavant ils rendaient sincère leur pensée. Voulant rendre sincère leur pensée, auparavant ils tendaient à développer leur connaissance. Tendre à développer sa connaissance, c’est saisir la nature des choses. Ce raisonnement revêt la forme régressive ; d’autres sont progressifs, ou à la fois progressifs et régressifs. Tous expriment un enchaînement de moyens mis en œuvre par l’activité humaine en vue d’une fin ; le nerf du raisonnement consiste uniquement dans le rapport de conditionné à condition, ou inversement : relation qui se fonde non sur l’identité, mais sur une sorte de courant d’action qui se propage entre des termes hétérogènes, quoique sériés selon un certain ordre. Peu importe que les écrits confucéens ne cherchent point à déterminer à quel prix cet enchaînement de facteurs peut être concluant : l’emploi exclusif et répété de cet argument marque une phase de la pensée logique.

Un stade plus important est signalé par l’école dite « des noms » (ming kia), à laquelle d’ailleurs Confucius se trouve apparenté de la même façon que Socrate l’était à la génération des sophistes. Le sage sans cesse en quête du souverain parfait, prédestiné pour faire revivre les antiques vertus et promouvoir ainsi le bonheur du monde, apparaît en effet comme un dialecticien qui s’adresse à des intelligences. Autour de lui et postérieurement pullulaient d’agiles esprits, possédant la maîtrise de l’élocution, experts dans l’art de réduire au silence un adversaire : bref des sophistes authentiques 1

Quoiqu’il les .

redoutât et à l’occasion les combattît 2 , il partageait avec eux non seulement leurs mœurs errantes, mais à un certain degré leur manière de penser. C’est dans le Louen Yu, en effet (VII, 13), que se rencontre l’un des textes les plus topiques, relatifs à la théorie des « dénominations correctes ». Ce passage qui affecte, lui aussi, la forme d’un sorite, expose combien importe au gouvernement que chaque chose soit désignée par son vrai nom ( ming) : faute de dénominations correctes (tcheng) la confusion s’établit dans le langage, dans l’exécution des ordres, dans l’observation des bienséances, dans les pénalités désormais sans proportion avec les fautes, enfin le peuple tombe dans le désarroi. Une réalité mal nommée se trouve infidèle à son essence, et c’était là, déjà pour Confucius, le péché métaphysique par excellence. Les sophistes chinois ont su y voir, pourrait-on dire, l’expression même du péché logique, dénoncé par eux à la base du mal social. Déjà Confucius avait déclaré qu ‘ un père qui ne se conduit pas en père, un fils qui ne se conduit pas en fils, etc., cessent de mériter les noms qu’ils portent et introduisent ainsi de l’anarchie dans l’État (Louen Yu, XII, 11). La prospérité de l’empire exige que les êtres aient des noms appropriés aux fonctions qui doivent leur appartenir, et qu’ils se conforment à la conduite que leurs noms leur prescrivent. Avec un sens très aigu des problèmes logiques, Yin Wen et Koung-soun Loung tirèrent de cette doctrine ses conséquences dialectiques. Le premier aperçoit une difficulté dans l’énonciation « cheval blanc ». De quel droit accouplons-nous l’épithète au substantif, alors qu’elle convient aussi à autre chose qu’à des chevaux, par exemple à un bœuf ou à un homme ? Il résout l’énigme en déclarant que « juger blanc », « trouver blanc », est une opération de l’esprit, également mise en œuvre en présence d’objets différents. Le second reprend le problème sur le même exemple et le traite dans toute son ampleur, avec une décision et une vigueur sans pareilles. Il proclame envers et contre tous qu’un « cheval blanc n’est pas un cheval », et ici l’on croit entendre Antisthène le Cynique niant que le cheval fût autre chose que le cheval, et que le musicien Koriskos fût le même être que Koriskos. Il nie que 2 soit le résultat de deux unités additionnées ; il nie que le mouvement soit réel, ce qui équivaudrait, pense-t-il, à la somme d’un certain nombre de positions du mobile ; et à présent on se rappelle tels arguments de Zénon d’Elée. Il nie que la ressemblance entre concepts autorise à les subsumer sous une idée générale, et se montre plus rigoureux que Prodicus à proscrire toute synonymie ; il s’accorde sur ce point avec Teng Hsi-tseu, l’un des plus anciens sophistes, puisque ce dernier appartient à la fin du VI e siècle. Pour sauvegarder la spécificité des noms et des choses, il pourchasse, sous toutes ses formes, la notion de synthèse, fier de ses paradoxes comme d’une suprême loyauté. En proclamant avec tant de force et de clairvoyance que si l’on veut éviter toute contradiction, il faut s’abstenir de toute synthèse, Koung-soun Loung s’est acquis des titres à être tenu pour un des plus originaux logiciens de tous les temps. La raison pour laquelle, malgré cette façon si pénétrante de poser les problèmes dialectiques, une théorie abstraite de la pensée ne s’est pas édifiée dans la Chine ancienne, se découvrira peut-être dans l’examen des postulats du Taoïsme, dont les œuvres fondamentales datent de la même période. Si suspecte que puisse apparaître à la critique l’historicité de Lao-tseu en tant que sage appartenant à la génération immédiatement antérieure à celle de Confucius 1 , et si sujette à caution que l’on juge l’authenticité de son œuvre prétendue, le T’ao tö king, l’antiquité du texte pris dans son ensemble et le retentissement profond des doctrines qui s’y traduisent, ne sauraient être mis en doute. Une littérature considérable s’en réclame. Or le Tao, la voie, n’y signifie plus, comme dans le Chou King, la manière de se comporter du Ciel, ou de la Terre, ou de l’Homme, ou du monarque, mais désigne un principe métaphysique, origine première et fin suprême des êtres, raison à la fois immanente et transcendante de l’univers. Supérieur à toute qualité, il les possède toutes ; ineffable, il peut se voir attribuer un prédicat quelconque ; immuable, il meut le monde. Se résorber en lui : tel est l’unique moyen de triompher des oppositions dans lesquelles se débat l’existence. Ce mysticisme ne comporte pas seulement une morale quiétiste ; il implique, sans chercher à la développer pour elle-même, une logique dénonçant la relativité des oppositions et aboutissant à identifier les contradictoires. La vie et la mort, notamment, ne représentent, pour Lie-tseu et Tchouang-tseu, les grands métaphysiciens taoïstes du VI e siècle avant notre ère, qu’une alternance phénoménale entre deux modalités du même être. Le monisme taoïste surpasse ainsi l’antique dualisme du Yin et du Yang, en professant que les contraires qui émanent d’un même principe sont non seulement corrélatifs, mais équivalents. L’adoption de cette attitude résulte d’une ontologie spéciale. Le fond de l’être étant conçu, surtout chez Lie-tseu, comme un principe évolutif renfermant au même titre les qualités les plus différentes, il fallait bien concevoir ces dernières comme cessant d’être opposées au moins en ce qu’elles ont de commun : leur inhérence au Tao ; de là à les tenir pour équivalentes, il n’y avait qu’un pas ; ce pas, le panthéisme le franchit. A cet égard la filiation qui rattache la doctrine taoïste aux théories du Yi King paraît susceptible de jeter quelque lumière sur le point de départ comme sur le point d’aboutissement. L’antique manuel de divination imputait les changements qui s’effectuent dans le monde à la rivalité du Yin et du Yang, qui triomphent alternativement l’un de l’autre. Déjà l’auteur de l’un des Appendices du Yi King se montre porté à comprendre le Yi 1 , non comme une simple résultante, mais comme un facteur d’harmonie entre le masculin et le féminin, le ciel et la terre. Aux yeux des Taoïstes, le principe cosmique participe, malgré sa transcendance, aux oppositions phénoménales ; sinon elles ne pourraient procéder de lui. Toutefois son mode de production ne consiste qu’en un non-agir, en un laisser faire universel : preuve que sa réalité absolue n’exclut pas, mais implique une certaine nature des choses. En dépit de son inspiration irréductible à celle des classiques, le Taoïsme nous ramène de la sorte à une conception de l’intelligibilité apparentée à celle du Confucéisme ou de l’école des dénominations correctes. La notion d’ordre sous-jacente aux diverses philosophies chinoises de cette époque suppose que chacun des êtres possède une essence, qui a droit à son plein épanouissement, pourvu qu’elle ne compromette pas celui des autres essences. Un célèbre texte, le Yin fou King, appelle « brigands » les éléments constitutifs du monde physique, en tant que susceptibles d’ « empiéter » les uns sur les autres au lieu de tenir chacun son rôle. Chaque être dans la fonction et à la place qui lui sont propres : cette formule apparaît comme la devise aussi bien de la politique confucéenne que de l’ontologie taoïste et de la logique grammaticale des dialecticiens. L’adoption de ce postulat commun n’empêche d’ailleurs nullement la logique taoïste de faire le plus complet contraste avec celle des autres écoles en professant l’identité des contradictoires concurremment avec la spécificité des essences. A cet égard l’opposition est radicale entre Yin Wen ou Koungsoun Loung qui, par respect pour la spécificité des termes, n’admettent pour légitimes que les jugements tautologiques, et Lie ou Tchouang, qui tiennent les contraires pour équivalents. Mais le paradoxe taoïste qui proclame à la fois l’identité des contradictoires et l’originalité des essences, paraît inhérent à toute doctrine où prétendent se concilier l’immanence et la transcendance de l’absolu ; il s’exprime, au point de vue pratique, par un effort perpétuel pour concilier le quiétisme et une théorie des vicissitudes naturelles, issue du Yi King

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